Envoi
Vous avez donc préféré venir ici plutôt que de réviser. Vous avez failli à vos devoirs. Je vous en remercie. Socrate n'a-t-il pas été condamné à boire la cigüe, entre autres, pour corruption de la jeunesse? On voit par là qu'avoir des idées peut être très dangereux. Enfin, nous ne sommes pas là pour parler de la mort, mais bel et bien de l'amour - bien qu'il existe de nombreux liens entre les deux.
Alors, si vous êtes là c'est pour entendre parler d'amour et peut être même pour que l'on vous dise des mots d'amour. Car l'amour tient aux mots, comme le disait le poète, ce sont les mots qui font l'amour. Et je sais, par ma pratique de la psychanalyse et de la vie, qu'il existe une demande d'amour insatiable chez l'être humain.
Mais parler d'amour est un exercice périlleux car le sujet est si passionnant et universel que l'on peut donc vite basculer dans la banalité et l'ennui. Parler d'amour en adoptant une posture d'expert est une contradiction en soi. Puisque l'amour indique la faille, l'incomplétude dans toute
connaissance et de tout savoir, et est ce qui me dérange par excellence. J'y reviendrai. Le mieux serait de pouvoir parler d'amour non pas en sachant mais en aimant. Mais, est-on capable de dire quoi que ce soit d'autre que 'Je t’ aime’ quand on aime?
Fernando Pessoa
Il semblerait que la poésie soit la forme la plus adéquate pour parler d'amour, pour faire parler l’amour. Pourtant ici, nous avons décidé d'en parler avec la philosophie et avec la psychanalyse. Ce qui à plus d'un titre peut paraître décevant, car nous devons y perdre la beauté poétique.
Bien entendu, je laisse aussi de côté l'approche dite scientifique de l'amour, ou plutôt biologisante, voire naturaliste. Bien que cette approche soit à la mode, elle me déprime au plus haut point. J'ai bien entendu le plus grand respect et une profonde admiration pour la science et les
scientifiques, mais je reste cependant dubitatif face aux explications d'apparence scientifique qui me disent que si je tombe amoureux de quelqu'un cela est l'effet du circuit de la dopamine ou de la sérotonine
dans mon cerveau ou parce que mes récepteurs sensoriels sont sensibles à la diffusion d'hormones ou de phéromones de la personne qui me plaît. Et plus encore lorsque j'apprends que le ‘french kiss’ est une excellente façon de renouveler ma salive et qu'avoir des rapports sexuels à intervalle régulier renforce le muscle cardiaque et assouplit mes articulations. C'est là que nous pouvons constater que Michel Houellebecq a tout de même aujourd'hui une source infinie d'inspiration pour écrire de nouveaux romans.
De quoi parle-t-on exactement lorsque nous parlons d'amour? Le sujet paraît très vaste. La langue grecque a au moins dix mots pour désigner ce que la langue française appelle “amour”. Ce n'est pas pour rien que Marguerite Yourcenar a dit que tout ce qu'il y a de plus beau dans l'âme humaine a été écrit en grec. Habituellement, nous ne retenons que quatre des dix dénominations grecques, à savoir : la plus connue peut être Éros, amour-désir, ensuite Philia, amour-amitié, puis vient ensuite Storgê, amour-tendresse, et finalement Agapê, amour-gratuit.
En psychanalyse de quel amour parle-t-on? Freud est sans ambiguïté là-dessus et dit que lorsqu'il parle d'amour il s'agit d'Éros, et précise même qu'il s'agit de l'Éros tel que Platon en parle. L'Éros c'est l'amour-désir, l'amour sensuel. Mais que nous dit Socrate au sujet d'Éros? Socrate, rappelons-le, qui aurait pu être, d'après Lacan, le premier psychanalyste. Il a échoué de peu.
Dans le Banquet, lorsque vint le tour de Socrate de s'exprimer, il dit qu'il ne sait rien, sauf au sujet d'Éros, et tout ce qu'il sait à ce sujet lui a été appris par une femme lorsqu'il était lui-même très jeune, une certaine Diotime de Mantinée. On ne sait pas très bien qui est cette Diotime, on
ne sait même pas si elle a vraiment existé. Il paraît qu'elle aurait éloigné la peste d'Athènes. Avec l'amour, on peut beaucoup apparemment. Mais l'important ne réside pas dans le fait de savoir si elle a réellement existé ou pas, mais plutôt dans le fait que Socrate évoque une femme en plein milieu du Banquet, exclusivement masculin, ce qui déjà fait signe vers l'idée d'une certaine altérité. Diotime lui aurait dit que l'amour n'est pas un Dieu mais bel et bien un Démon dont la fonction est de lier les mortels aux immortels. Freud, des siècles plus tard, parlera de pulsion de vie et de pulsion de mort. Le Démon est une entité qui, bien loin d'apaiser, au contraire perturbe, dérange. Je parlais plus tôt de l'amour comme ce qui dérange. Cela se retrouve déjà chez Socrate.
Éros, l'amour donc, a été conçu le jour de la naissance d’Aphrodite, déesse de la sexualité. Voilà de quoi intéresser un psychanalyste. Mais conçu par qui? Par Pénia - la Pauvreté - et Poros - l’Expédient. Fils de la Pauvreté, l'amour est « toujours démuni, et, loin d’être beau et délicat, comme on le pense généralement, il est maigre, malpropre, sans chaussures, sans domicile, sans autre lit que la terre, sans couverture, couchant à la belle étoile auprès des portes et dans les rues ». Comme fils de l’Expédient, il « est toujours à la piste de ce qui est beau et bon ; il est mâle, hardi, persévérant, chasseur habile, toujours machinant quelque artifice, désireux de savoir et apprenant avec facilité, philosophant sans cesse, enchanteur, magicien, sophiste et expert.»
Je pense avoir suffisamment planté le décor avec ce détour philosophique et mythologique en évoquant donc que l'amour est un phénomène qui dérange, un Démon, et qui est le résultat d'une alliance entre la pauvreté, la mendicité presque, et de l'autre la filouterie , voire la ruse, en tous cas quelque chose qui le pousse à toujours vouloir s'en sortir… Mais ce sortir de quoi? Je vais y répondre un peu plus tard.
Tomber amoureux
Tout cela m'amène donc à vous parler du “tomber” qui vient borner l'expérience amoureuse. En effet, l'amour commence toujours par quelque chose qui chute, qui tombe, la langue française le dit d'ailleurs très précisément : “tomber amoureux”, et l'amour se finit aussi par une chute, à la fin on “laisse tomber” ou on est “laissé tomber”.
J'aimerais donc vous citer un romancier, Neil Gaiman, pour ensuite
développer mon propos :
C’est horrible n’est-ce pas? Ça te rend si vulnérable. Ça te déchire la poitrine, le coeur et ça signifie qu’une personne peut s’y loger et y mettre le désordre. Tu construis toutes ces défenses, toute cette armure, afin que personne ne puisse te blesser, et puis une personne ce qu’il y a de plus stupide fait son apparition dans ta vie toute aussi stupide ... et tu lui cèdes un bout de toi. Qu’elle n’a pas demandé. Elle a fait quelque chose d’idiot un jour, comme te sourire ou t’embrasser, et depuis ta vie ne t’appartient plus. L’amour ça te prend en otage. Ça te rentre dedans. Ça te dévore et te laisse là à pleurer dans le noir, et une phrase aussi bête que “peut-être que nous devrions rester amis” se transforme en un éclat de verre qui trace sa route à travers ton coeur. Ça fait mal. Pas seulement dans ton imagination. Pas seulement dans ton esprit. C’est une blessure d’âme, une réelle douleur qui te pulvérise de l’intérieur. Je déteste l’amour.
Cette citation m'en rappelle une autre, d'un certain Sigmund Freud :
Jamais nous ne sommes davantage privés de protection contre la souffrance que lorsque nous aimons, jamais nous ne sommes davantage dans le malheur et la détresse que lorsque nous avons perdu l'objet aimé ou son amour.
Après un coup de foudre, soit en tombant amoureux, le sujet prend conscience de façon particulièrement violente de son manque constitutif, contre lequel il cherchait à se prémunir tant bien que mal. Ce qui tombe lorsque le sujet tombe amoureux c'est précisément cette protection imaginaire qui lui faisait miroiter son auto suffisance. Autrement dit, c'est une partie du narcissisme même qui cède lorsque le sujet tombe amoureux.
Pour le dire encore d'une autre façon, lorsque le sujet tombe amoureux il subit un appauvrissement subjectif, comme si une chose précieuse lui avait été subtilisée, en psychanalyse on parle d'objet perdu, un bout lui-même, qu'il s'imaginera retrouver chez l'autre, dans la personne même de l'autre, de l’aimé, sous la forme particulière d'un objet précieux, comme une brillance chez la personne aimée, ce petit truc en plus, ce je-ne-sais-quoi, que Socrate appelle l'agalma. C'est l'objet qui cause mon désir.
Nous n'aimons jamais vraiment quelqu'un. Nous aimons uniquement l'idée que nous nous faisons de ce quelqu'un. Ce que nous aimons, c'est un concept forgé par nous — et en fin de compte, c'est nous-mêmes.
Fernando Pessoa
Voilà aussi, entre autres, pourquoi les ruptures, les séparations amoureuses, lorsque le sujet est laissé tomber, sont si douloureuses. Parce que le sujet ne veut pas renoncer à cette partie aimée, idéalisée de lui-même qui a été transférée chez l'autre, la personne aimée. La personne aimée doit faire l'objet d'un désinvestissement narcissique, soit de faire un deuil.
Vous allez peut être vous imaginer que les psychanalystes portent un regard alors plutôt sombre sur les choses de l'amour. Mais ce n'est pas vraiment le cas. Mais peut être que comme Freud le disait dans une lettre à sa fille, Mathilde, “aimer doit s'apprendre, comme tout le reste”. Et nous savons que nous n’apprenons toujours qu’à nos frais. Au sujet de l'apprentissage des choses de l'amour Freud semble partager le même point de vue que Rainer Maria Rilke, qui écrivait :
L'amour est difficile.
Que deux êtres humains s'aiment, c'est sans doute la chose la plus difficile qui nous incombe, c'est une limite, c'est le critère et l'épreuve ultimes, la tâche en vue de laquelle toutes les autres ne sont que préparation. C'est pourquoi les jeunes, débutants en toutes choses, ne savent pas encore pratiquer l'amour : il faut qu'ils l'apprennent. De tout leur être, de toutes leurs forces concentrées dans leur coeur solitaire, inquiet, dont les battements résonnent, il faut qu'ils apprennent à aimer. Mais le temps de l'apprentissage est toujours une longue période, une durée à part, c'est ainsi qu'aimer est, pour longtemps et loin dans la vie, solitude, isolement accru et approfondi pour celui qui aime.
Demande d'amour
Vous pourriez me demander, après ce que je viens de dire : 《 Pourquoi alors se sent-on si bien lorsque nous aimons? Si l'amour n'est que violence et solitude, pourquoi lorsque nous nous savons aimé nous sentons nous à ce point soulagés ? 》À cela je dirais qu'en effet très peu de personnes sont soulagées lorsqu'elles aiment, au contraire, elles se sentent fragilisées, prises au dépourvu, d'ailleurs en français on dit “avoir un faible pour quelqu'un”, mais, en revanche, une personne qui se sait aimée, se sentira certainement soulagée et allégée. Ici vous pouvez me rétorquer que cela dépend de qui nous sommes aimés, et vous auriez raison. Le désir de l'autre recèle toujours quelque angoisse. Et peut-être que le baiser n'est rien autre qu'une façon de boucher le désir de l'Autre. “Embrasse moi et tais-toi!” Freud disait qu'aimer c'est avant tout vouloir être aimé. Il y a un soulagement lorsque nous nous savons aimé, et ce soulagement n'est peut être rien d'autre que celui de cette puissante demande d'amour avec laquelle tout être humain vient au monde, du fait même qu’il dépende de quelques autres, ses parents, pour se maintenir en vie.
Il y a bien quelque chose dans le commerce entre l'enfant et ses parents qui excède la simple satisfaction d'un besoin. Lorsqu'une mère allaite son enfant, il y a toujours quelque chose en plus que le simple fait de le nourrir, de combler sa faim. Ce qui se passe entre la mère et l'enfant, ce petit quelque chose en plus, qui se passe dans les regards et les sourires échangés, les caresses et le peau à peau, les mots doux prononcés, la parole donnée … vaut peut être le nom d'amour.
Ce que Freud nomme “la détresse primordiale” de l'être humain, ce qui le rend absolument dépendant de l'Autre, ne vaut pas tant sur le plan biologique que sur celui de l'amour et de sa demande.
J'en veux pour preuve cette étrange histoire qui se déroula au 13e siècle. Le roi Frédéric II (qui parlait neuf langues : le latin, le grec, le sicilien, l'arabe, le normand, l'allemand, l'hébreu, le yiddish et le slave) voulut faire une expérience pour savoir quelle était la langue "naturelle" de l'être humain. Il installa six bébés dans une pouponnière et ordonna à leurs nourrices de les alimenter, les endormir, les baigner, mais surtout, sans jamais leur parler. Frédéric II espérait ainsi découvrir quelle serait la langue que ces bébés choisiraient naturellement. Il pensait que ce serait le grec ou le latin, seules langues originelles pures à ses yeux. Cependant, l'expérience ne donna pas le résultat escompté. Non seulement aucun bébé ne se mit à parler une quelconque langue mais tous les six dépérirent et finirent par mourir.
En-deçà de la satisfaction du besoin existe une demande d'amour, soutenue par le désir, qui ne peut jamais se satisfaire comme un besoin se satisfait. L'enfer ce n'est pas les autres, comme disait Sartre, mais le fait qu'il faut de l'Autre, pour étancher quelque peu cette soif infinie d'amour. Il y a aussi cette histoire d'une petite fille qui demande un bonbon à sa mère. Sa mère le lui donne. Et puis cinq minutes plus tard, la petite fille revient vers sa mère et lui demande de nouveau un bonbon. Sa mère, sans rien dire, le lui donne. Cinq minutes s'écoulent, et la petite fille revient de nouveau avec la même demande. Et ainsi de suite. En réalité, cette petite fille n'a pas réellement envie de bonbon, n'est pas simplement gourmande, mais avide d'amour. D'ailleurs, Winnicott, un psychanalyste britannique qui a travaillé essentiellement avec les enfants, a noté que les phénomènes de gloutonnerie étaient bien souvent en lien avec une quête effrénée pour obtenir de l'amour.
Si cette petite fille demande cela à sa mère, et ce avec insistance, ce n'est pas simplement pour le bon goût du bonbon mais surtout pour le plaisir que cela lui procure quand sa mère s'occupe d'elle, lui donne quelque chose, lui accorde de l'attention, lui montre qu'elle l'aime. Au lieu de donner le bonbon, on peut très bien imaginer une conversation entre la mère et sa fille au sujet même du bonbon. Et l'enfant en oublie même qu'il voulait ce bonbon et partage un véritable bon moment avec sa mère, et qui l'a remplie symboliquement, c'est-à-dire de mots, donc bien davantage qu'une sucrerie.
L'amour et la haine
Nous voyons ici qu'il y a dans l’amour une part importante de reconnaissance, terme cher à Hegel. Pour faire un point d'accroche avec la philosophie, nous pourrions citer Hobbes : “L'homme est un loup pour l'homme” mais surtout Spinoza, dont la formule inclut et dépasse celle de Hobbes : “L'homme est un Dieu pour l'homme”
En effet, l'homme est un loup pour l'homme, c'est-à-dire qu'entre eux les hommes se méfient, se défendent, comme s'ils avaient à faire à un animal sauvage, dangereux et qui serait à l'affût de la moindres faiblesse pour les attaquer. Mais devant tout autre homme que lui-même, l'homme se comporte aussi comme face à un Dieu, à un être supérieur donc, duquel il attend une parole de reconnaissance. Et c'est certainement lorsqu'intervient ce défaut de reconnaissance que la haine, qui n'est jamais bien loin de l'amour, fait son apparition. Alors que l'amour vise au-delà ou peut-être même en deçà de l'être aimé, la haine, elle, s'adresse toujours à l'être de l'autre qu'elle veut détruire. D'ailleurs, souvent on entend dire : “Je ne sais pas pourquoi cette personne, je ne peux pas la voir, je ne peux pas l'encadrer, même en peinture, c'est physique.”
Alors que l'amour, et surtout chez les femmes je dois dire, nous fait nous poser cette question à l'autre : " Mais pourquoi m'aimes-tu ? " Nous pourrions remplacer ce "Pourquoi m'aimes-tu ?" par "Qu'est-ce qu'il y a en moi que tu aimes et qui m'est inconnaissable ?" ou encore "Comment fais-tu pour m'aimer car si j'étais à ta place je ne pourrais jamais aimer un être comme moi ?" En aucune façon nous pouvons sentir que nous sommes aimés parce que nous le méritons, mais toujours en dépit du fait que nous ne le méritons pas, et de toutes nos faiblesses, nos défauts.
Le danger pour l'amour consiste à m’identifier à ce que que l'autre perçoit
comme "aimable" en moi. Comme le disait Deleuze : “Si vous êtes pris dans le rêve de l'autre, vous êtes foutus.” A la question "Qu'est-ce que tu aimes en moi ?", la réponse la plus précise serait peut-être : "J'aime en toi ce je-ne-sais-quoi qui est à la fois plus et moins que toi.”
C'est pourquoi l'amour est aussi un sentiment comique, puisque le sujet s'imagine que ce que lui manque se trouve chez l'autre, lorsque nous aimons quelqu'un nous ne l'aimons jamais pour ce qu'il ou elle est mais parce que nous le faisons correspondre avec les coordonnées de nos propres fantasmes, nous nous trompons donc quand nous aimons, jusqu'au moment où nous nous apercevons que l'Autre ne colle pas aussi bien que ça à notre fantasme, et qu'il est tout aussi manquant, défaillant que nous. Mais même si dans la plupart des cas c'est là que commence la haine, et le côté tragique de l'affaire, il arrive tout de même qu'apparaisse l'amour sous sa forme, Agapê, l'amour pour l'amour, puisque le sujet peut finalement aimer l'autre dans sa radicale altérité, au-delà de toutes ses projections spéculaires, imaginaires. Aimer quelqu'un pour telle ou telle raison ou qualité c'est toujours désavouer qu'en réalité on ne l'aime pas vraiment, ou tout au mieux, qu'on l'aime bien. L'amour ne serait donc pas ce sentiment que j'éprouve lorsque j'établis une liste de toutes les qualités d'une personne, il ne se situe donc pas du côté de l'idéalisation mais plutôt là où l'idéalisation chute, où la banalité et les défauts de l'autre émergent sans que cela n'altère sa beauté. L'amour ne serait donc pas soit la beauté éternelle, soit la banalité quotidienne, mais la beauté éternelle au coeur de la banalité quotidienne.
Les sites de rencontres
Cela m'amène à conclure mon intervention au sujet des sites de rencontres. Comme j'ai pu le dire plus tôt tomber amoureux, la rencontre amoureuse en tant qu'événement a quelque chose de véritablement traumatisant pour celui qui tombe amoureux. Freud définit le traumatisme comme ce qui excède les capacités défensive et intégrative du Moi. Cela veut dire que lorsque le sujet n'a pas le matériel symbolique pour se défendre face à un événement celui-ci peut être considéré comme traumatique. Après un traumatisme la réalité quotidienne est bouleversée, et la subjectivité transformée, et s'il accepte pleinement cet événement,
cette rencontre amoureuse, la vie du sujet peut changer radicalement. À l'heure où les personnes consultent les psychanalystes pour témoigner de leur insupportable solitude, les sites de rencontre en tous genres pullulent et font miroiter que l'amour se trouve en ligne. L'amour n'est peut-être pas ce qui vient effacer la solitude mais plutôt ce qui peut me la rendre un peu plus amie. Les sites internet de rencontres amoureuses souhaitent protéger le consommateur contre cet aspect traumatique de l'amour. Littéralement, le site Meetic propose d'être amoureux sans tomber. Cela correspond tout à fait à l'air du temps où l'on souhaite obtenir une chose, un objet, une marchandise sans avoir à en payer le prix, c'est-à-dire en refusant l'aspect négatif de la chose ou de l'objet (de la bière sans alcool, des cigarettes sans nicotine, du chocolat sans calorie, et de l'amour sans chute), car cela nous permettrait de garder une distance avec les choses, ne pas être trop attaché, et d'avoir le contrôle, la maîtrise.
Freud, nous rappelle que la psychanalyse est la troisième blessure narcissique de l'humanité, après Copernic et Darwin, le premier a montré que la Terre n'était pas au centre de l'univers, le second a prouvé que l'homme n'était pas au centre de la création mais le résultat d'une longue évolution qui le relie à tous les autres animaux. La psychanalyse nous indique que nous ne sommes même pas au centre de nous-mêmes, nous ne sommes pas maître en notre propre demeure, que nous ne pouvons ni maîtriser nos émotions, nos sentiments, nos affects, ni surtout nos pensées. Si l'inconscient a bien une réalité c'est celle-là et c'est une réalité que chacun expérimente quotidiennement.
Les sites de rencontre donc nous proposent de mettre en ligne un profil,
soit une image de nous-mêmes, c'est-à-dire ce que nous pensons connaître
de nous-mêmes. Mettre en ligne son Moi, c'est-à-dire le lieu même de notre méconnaissance. La méconnaissance ce n'est pas ne pas connaître, mais c'est mal connaître. Ce qui est pire.
Les sites de rencontre, qui portent d'ailleurs mal leur nom, permettent de mettre en ligne ce que nous imaginons de nous même qui serait susceptible de plaire à l'autre. Sans évoquer en détails l’algorithmatisation des profils, qui n'est plus un secret, selon leur “indice de désirabilité” qui font que nous ne voyons
apparaître sur notre écran Tinder uniquement les profils ayant le même
indice que le nôtre. Une rencontre du type “La Belle et le Clochard” ou “Roméo et Juliette” n'est aujourd'hui plus possible.
Régressons-nous à l'époque pré-romantique, celle d'avant les mariages d'amour, où les rencontres et les mariages entre jeunes gens étaient organisés et arrangés par les familles dans le but de conserver ou d'étendre leurs propres intérêts (économiques, sociaux…)? Sauf qu'aujourd'hui ce ne sont plus les oncles, les tantes ou les parents qui organisent ces
rencontres mais les sites internet, le tout en nous faisant croire que nous sommes libres. Nul n'est plus esclave que celui qui se croit libre, disait Goethe. Dans l'air du temps, qui est le nôtre, les choses de l'amour sont laissées de côté, il nous apparaît alors que le poète avait raison, et c'est à lui que revient le dernier mot :
L'amour doit être réinventé.
...
So you chose to come here instead of studying. You have failed in your duties. I thank you for that. Wasn't Socrates condemned to drink the hemlock, among other things, for corrupting the youth? This shows that having ideas can be very dangerous. But, we are not here to talk about death, but about love - although there are many links between the two.
So, if you are here, it is to hear about love and maybe even to get some love words. For love is about words, as the poet said, it is the words that make love. And I know, through my practice of psychoanalysis and of life, that there is an insatiable demand for love in human beings. But talking about love is a perilous exercise because the subject is so fascinating and universal that one can quickly fall into banality and boredom. Talking about love while adopting an expert posture is a contradiction in terms. Since love indicates the flaw, the incompleteness in all knowledge, and is what disturbs me to no end. I will come back to this. The best thing would be to be able to talk about love not by knowing but by loving. But is one capable of saying anything else than 'I love you' when one is in love?
I love as Love loves. I know no other reason to love you than to love you. What more do you want me to say than I love you if what I want to tell you is that I love you.
Fernando Pessoa
It would seem that poetry is the most appropriate form to talk about love, to make love speak. However, here we have decided to talk about it philosophy and psychoanalysis. Which in more ways than one may seem disappointing, because we must lose the poetic beauty.
Of course, I am also leaving aside the so-called scientific approach to love, or rather biologising, even naturalistic. Although this approach is fashionable, it depresses me to the core. Of course, I have the greatest respect and admiration for science and scientists, but I remain sceptical of the seemingly scientific explanations that tell me that if I fall in love with someone it is the effect of the dopamine or serotonin circuit in my brain or because my sensory receptors are sensitive to the release of hormones or pheromones from the person I like. And even more so when I learn that French kiss is a great way to renew my saliva and that having sex at regular intervals strengthens the heart muscle and makes my joints more flexible. It is here that we can see that Michel Houellebecq has an infinite source of inspiration to write new novels. What exactly are we talking about when we talk about love? The subject seems very broad. The Greek language has at least ten words for what the French language calls "amour". It is not for nothing that Marguerite Yourcenar said that all that is most beautiful in the human soul was written in Greek. Usually, we only remember four of the ten Greek names, namely: the best known may be Eros, love-desire, then Philia, love-friendship, then comes Storgê, love-tenderness, and finally Agapê, love-grace.
In psychoanalysis, what kind of love are we talking about? Freud is unambiguous on this and says when he talks about love he is talking about Eros, and even specifies it is Eros as Plato speaks of it. Eros is love-desire, sensual love. But what does Socrates tell us about about Eros? Socrates, let's remember, who could have been, according to Lacan, the first psychoanalyst. He failed by a small margin. In the Banquet, when it was Socrates' turn to speak, he said nothing, except about Eros, and all he knows about it was taught to him by a woman when he was very young himself, a certain Diotime of Mantina. It is not clear who this Diotime is; it is not even clear if she really existed. It is said that she kept the plague away from Athens. Apparently, a lot can be done with love. But the important thing is not whether she really existed or not, but rather that Socrates mentions a woman in
the middle of the all-male Banquet, which already points to the idea of a certain otherness. Diotime would have told him that love is not a God but a Demon whose function is to bind mortals to immortals. Freud, centuries later, would speak of the life drive and the death drive. The Demon is an entity that is far from appeasing but on the contrary, it disturbs. I spoke earlier of love as that which disturbs. This is already found in Socrates. Eros, love, was conceived on the day of the birth of Aphrodite, goddess of sexuality. This is enough to interest a psychoanalyst. But conceived by whom? By Penia - Poverty - and Poros - the Expedient. As the son of Poverty, love is "always destitute, and, far from being beautiful and delicate, as is generally thought, he is thin, unclean, shoeless, homeless, with no bed but the ground, without a blanket, sleeping under the stars by the doors and in the streets". As the son of the Expedient, he 'is always beautiful and good; he is male, bold, persevering, a skilful hunter, always devising some artifice, desirous of and learning with ease, philosophising incessantly, enchanter, magician, sophist and expert."
I think I have sufficiently set the scene with this philosophical and mythological diversions by mentioning that love is a phenomenon that disturbs, a Demon, and which is the result of an alliance between poverty, begging, almost, and on the other hand skulduggery, even cunning, in any case something that pushes him to always want to get out of it... But getting out
of what? I'll answer that a little later.
Falling in love
All this leads me to talk about the "falling" that comes to limit the experience of love. In fact, love always begins with something that falls, as the French language says very precisely: "tomber amoureux", and love also ends with a fall, in the end one "lets go" or In the end, one "lets fall" or is "let fall". I would therefore like to quote a novelist, Neil Gaiman, and then develop my point :
Have you ever fallen in love ? It's horrible isn't it? It makes you so vulnerable. It rips your chest, your heart out and it means that someone can get in there and make a mess of it. You build up all these defences, all this armour, so that you can't get hurt, and then the stupidest person appears in your life. The stupidest person shows up in your equally stupid life...and you give her a piece of you. That she didn't ask for. She did something stupid one day, like smile at you or kiss you, and since then your life doesn't belong to you anymore. Love takes you hostage. It gets into you. It eats you up and leaves you crying in the dark, and a silly phrase as "maybe we should stay friends" turns into a shard of glass that traces its way through your heart. It hurts. Not just in your imagination. Not just in your mind. It's a soul wound, a real pain that pulverizes you from the inside. I hate love.
This quote reminds me of another one, by a certain Sigmund Freud:
Never are we more deprived of protection against suffering than when we love m suffering than when we love, never are we more in unhappiness and distress than when we have lost the the object we love or its love.
After falling in love at first sight, the subject becomes in a particularly violent way aware of his constitutive lack, against which he was trying to protect himself as best as he could. What falls when the subject falls in love is precisely this imaginary protection that made him glimpse his self-sufficiency. In other words, it is part of narcissism itself that gives way when the subject falls in love. To put it in another way, when the subject falls in love he gets impoverished, as if something precious had been taken away from him. In psychoanalysis, we speak of a lost object, a piece of himself, which he imagines he will find in the other, in the very person, of the beloved, in the particular form of a precious object, like a shine in the beloved, that little extra something that Socrates calls agalma. This is the object that causes my desire.
We never really love anyone. We only love only the idea we have of that person. What we love is a concept we have created for ourselves - and in the end, is ourselves.
Fernando Pessoa
This is also one of the reasons why break-ups, love separations, when the subject is let down, are so painful. Because the subject doesn't want to give up that beloved, idealized part of himself that has been transferred to the other, the beloved person. The beloved person must be the object of a narcissistic disinvestment. In other words, it is a question of mourning. You may imagine that psychoanalysts have a rather dark view on love. But this is not really the case. But perhaps, as Freud said in a letter to his daughter, Mathilde, "love must be learned, like everything else". And we know that we always learn only at our own expense. On the subject of learning the things of love Freud seems to share the same view as Rainer Maria Rilke, who wrote:
Love is difficult. That two human beings love each other is probably the most difficult thing we can do. It is a limit, it is the ultimate criterion and test, the task for which all others are merely preparation. This is why young people, beginners in all things, do not yet know how to practice love. They must learn it. With all their being, with all their strength concentrated in their lonely, anxious hearts whose beats resound, they must learn to love. But the time of learning is always a long period, a time apart, so that to love is, for a long time and far away in life, solitude, increased and deepened isolation for the one who loves.
Love demand
You might ask me, after what I have just said, why then one feels so good when we love? If love is only violence and solitude, why do we feel so relieved when we know we are loved? To this I would say that very few people are relieved when they love, on the contrary, they feel weakened, caught off guard, besides in French we say "avoir un faible pour quelqu'un" (having a weakness for someone), but, on the other hand, a person who knows he is loved, will certainly feel relieved and lightened. Here you can retort that it depends on who we are loved by, and you would be right. The desire of the other always contains some anxiety. And perhaps the kiss is nothing more than a way of shutting the desire of the Other. "Kiss me and Shut up!" Freud said that to love is above all to want to be loved. There is a relief when we know we are loved, and this relief is perhaps nothing other than that of the powerful demand for love with which every human being comes into the world, by the very fact that he depends on a few others, his parents, to keep him alive. There is indeed something in the trade between the child and his parents that goes beyond the mere satisfaction of a need. When a mother breastfeeds her child, there is always something more than the simple fact of feeding him, of satisfying her child, or satisfying his hunger. What happens between the mother and the child, that little something more, that happens in the looks and smiles exchanged, the caresses and skin-to-skin contact, the soft words ... all of that is worth the name of love.
What Freud calls the "primordial distress" of the human being, which makes him or her absolutely dependent on the other does not apply so much on the biological level than on the level of love and its demand. The proof of this is the strange story that took place in the 13th century, when King Frederick II (who spoke nine languages: Latin, Greek, Sicilian, Arabic, etc.) wanted to conduct an experiment to. He wanted to do an experiment to find out what the 'natural' human language was. He put six babies in a nursery and ordered their nurses to feed them, put them to sleep, bathe them, but above all, never to speak to them. Frederick II hoped to discover what language the babies would naturally choose. He thought it would be Greek or Latin, the only original languages in his eyes. However, the experiment did not produce the desired result. Not only did none of the babies begin to speak any language, but all six withered and eventually died. Below the satisfaction of need, there is a demand for love, supported by desire, which can never be satisfied as a need is satisfied. Hell is not the others, as Sartre said, but the fact that it takes of the other, to quench this infinite thirst for love. There is also the story of a little girl who asks her mother for a sweet. Her mother gives it to her. And then five minutes later, the little girl comes back to her mother and asks for a sweet again. Her mother, without saying anything, gives it to her. Five minutes pass, and the little girl comes back again with the same request. And so on. In reality, this little girl does not really want candy, not just greedy, but eager for love. In fact, Winnicott, a British psychoanalyst who worked mainly with children, noted that the phenomenon of gluttony is often linked to a frantic quest for love. If this little girl asks her mother for this, and she does so insistently, it is not simply for the taste of the candy but above all for the pleasure it gives her when her when her mother takes care of her, gives her something, gives her attention, shows her that she loves her. Instead of giving the candy, one can imagine a conversation between mother and daughter about the candy itself. And the child forgets that he or she even wanted the candy, and shares a real good moment with his mother, who has symbolically filled her with words, and therefore much more than with a sweet.
Love and hate
We see here that there is an important part of love in recognition, a term dear to Hegel. To make a point of connection with philosophy, we could quote Hobbes: "Man is a wolf to man", but above all Spinoza
, whose formula includes and exceeds that of Hobbes': "Man is a God for man".
Indeed, man is a wolf to man, that is to say, men distrust each other, as if they were dealing with a wild, dangerous animal that would be on the lookout for the slightest weakness to attack them. But in front of any other man than himself, man also behaves as if he were facing a God, a superior being, from whom he expects a recognition and acknowledgement. And it is certainly when this lack of recognition occurs that hatred, which is never far from love, appears. While love aims beyond, or perhaps even below, the beloved, hatred is always directed at the being of the other whom it wants to destroy. Moreover, we often hear people say: "I don't know why this specific person. I can't even see her, I can't frame her even in a painting, it's physical."
Whereas love, and especially for women I must say, makes them ask this question to the other person: "But why do you love me? " We could replace this "Why do you love me? By "What is in me that you love and is unknown to me? "How can you even love me because if I were in your place I could never love someone like me?" In no way can we feel that we are loved because we deserve it, but always in spite of the fact that we do not deserve it, and all our flaws and all our weaknesses, our faults. The danger for love is to identify myself with what the other perceives as "lovable" in me. As Deleuze said, "If you are caught up in the dream of the other, you are screwed.” To the question "What do you love in me?", the most precise answer would perhaps be: " I love that something in you that is both more and less than you."
This is why love is also a comic feeling, since the subject imagines that what he or she lacks is to be found in the other, when we love someone we never love him or her for what he or she is but because we make him or her correspond to the coordinates of our own fantasies. We are therefore mistaken when we love, until we realise that the other does not fit our fantasy as well as it should, and that she is just as lacking, just as incomplete as we are. But even if in most cases this is where the hatred begins, and the tragic side of the matter begins, it still happens that love appears in its form of Agape , love for love's sake, since the subject can finally love the other in his radical otherness, beyond all his specular, imaginary projections. To love someone for such a reason or quality is always to disavow that in reality we don't really love her, or at best that we like her. Love is not the feeling I get when I make a list of all the qualities of a person. It is not on the side of idealisation but rather where the idealisation falls away, where the triviality and flaws emerge without detracting from their beauty. Love would therefore not be either eternal beauty or everyday banality, but eternal beauty in the heart of everyday commonness.
Dating sites
This brings me to the conclusion of my speech on the subject of dating sites. As I said earlier about falling in love, there is something very real about falling in love as an event that is truly traumatic for the person who undergoes it. Freud defines trauma as that which exceeds the defensive and integrative capacities of the ego. This means that when the subject does not have the symbolic material to defend himself against an event, it can be considered as traumatic. After a trauma, daily reality is disrupted, and subjectivity is transformed, and if he fully accepts this event, this amorous encounter, the subject's life can change radically.
At a time when people consult psychoanalysts to testify about their unbearable loneliness, dating sites of all kinds are proliferating and make people believe that love can be found online. Love may not be what erases solitude but rather what can make it a little more friendly. Dating websites want to protect the consumer from this traumatic aspect of love. Literally, the Meetic site offers to be in love without falling. This is in line with the current trend of wanting to obtain a thing, an object or a commodity without having to pay for it. A commodity without having to pay the real price, i.e. by refusing the negative aspect of the thing or object (beer without alcohol, cigarettes without nicotine, chocolate without calories, and love without falling), because this would allow us to keep a distance from things, to be able to not to be too attached, and to have control, mastery.
Freud, reminds us that psychoanalysis is the third narcissistic wound of humanity, after Copernicus and Darwin, the first to
that the Earth was not at the centre of the universe, the second proved that man was not at the centre of creation but the result of a long evolution that links him to all other animals. Psychoanalysis tells us that we are not even at the centre of ourselves, that we are not masters in our own home, that we cannot control our emotions, our feelings, our affects, but also and above all our thoughts. If the unconscious does have a reality, it is a reality that we cannot control and it is a reality that everyone experiences daily. Dating sites therefore offer us to put a profile online, an image of ourselves, that is, what we think we know of ourselves and what we want from the other who is, therefore, reduced to a really narcissistic criterias list. Putting one's profile online is to dispay the very place of our méconnaissance. Méconnaissance is not ignorance, but it is to know badly. Which is worse. Dating sites, which are misnamed by the way, allow us to put online what we imagine ourselves to be that would be likely to please the other person. Without going into detail about the algorithmatisation of profiles, which is no longer a secret, according to their "desirability index", which means that we only see on our Tinder screen those profiles with the same index as ours. A "Beauty and the Beast" or "Romeo and Juliet" type of encounter is no longer possible. It is actually a move back to the pre-romantic era, before love marriages, where meetings and marriages between young people were and arranged by families in order to maintain or extend their own interests (economic, social...)? Except that today it is uncles, aunts or parents who organise these meetings but internet sites, all the while making us believe that we are free. No one is more of a slave than he who believes himself to be free, said Goethe. In the current climate, which is ours, the things of love are left aside. The poet was right, and it is to him that the last word belongs :
Love must be reinvented.
Ce qu'il y a a priori de plus antagoniste à l'éthique psychanalytique est la volonté de soulager ou supprimer la souffrance de l'Autre. Le psychanalyste sait bien la banalité de la souffrance humaine, qu'il nomme symptôme, qui n'a jamais rien d'accidentel mais est structurelle. Le psychanalyste sait aussi l'exceptionnel de chaque symptôme qui spécifie tout sujet dans sa jouissance. Le sujet tient à son symptôme comme à la prunelle de ses yeux puisqu'il s'y joue une lutte fondamentale pour la reconnaissance et l'amour eux-mêmes soutenus par d'inavouables fantasmes. La véritable psychanalyse va davantage vers l'identification à l'être du symptôme, aux lettres du symptôme, qu'il aura alors fallu apprendre à lire. Vouloir supprimer la souffrance de l'Autre revient toujours à n'en vouloir rien savoir, pire encore, à neutraliser l'Autre dans ce qu'il a de plus étrange, de plus inquiétant, de plus réel ... et qui m'hystérise, m'angoisse quant au(x) sens de mon existence : 《 Che Vuoi 》
Vouloir prendre la souffrance de l'Autre est une vaine tentative de le comprendre, en un sens quasi mathématique. Soit de l'assimiler, de le rendre à même de me correspondre, de le phagociter, de me le rendre acceptable, d'atténuer au maximum sa dangerosité, faire en sorte qu'il devienne inoffensif, de le maîtriser, de le dominer, de le domestiquer, d'éradiquer sa radicale altérité. Le psychanalyste, dans sa praxis quotidienne, a l'occasion de se rendre compte que c'est à ne pas comprendre l'Autre que le message passe. Sigmund Freud, dans un texte au sujet de l'amour, a même qualifié de fanatisme cette furor sanandi dont la société pourrait très bien se passer. À sa suite, Jacques Lacan a enfoncé le clou de plusieurs autres coups de marteau : la psychanalyse n'est pas une relation d'aide, le psychisme ne saurait être thérapié, la guérison vient de surcroît. C'est sans équivoque et sans appel.
QU'EST-CE QUE CANNES ET CONSORTS ?
《 Je pense qu'on est en train de vivre le me too français.
On a mis du temps. Et on est en train de le vivre maintenant. Ouais. 》
Justine Triet — Cérémonie des Césars (Mars 2024)
Anatomie d'une chute n'est plus à présenter. Ce film, de Justine Triet et Arthur Harari, a été récompensé en 2023 par la Palme d'Or du Festival de Cannes, par deux Golden Globes à Beverly Hills en ce début d'année, nommé à cinq reprises aux Oscars 2024 et à onze reprises aux Césars 2024 (ce qui est un record) et figure dans la liste des meilleurs films de The Economist et de Barack Obama. Évidemment, et en supplément des nombreuses et prestigieuses récompenses et autres reconnaissances honorifiques, ce film n'en finit plus d'être couvert de concerts d'éloges : du quidam qui affirme avoir assisté à un grand moment de cinéma, en passant par la presse spécialisée qui en redemande, jusqu'à Emmanuel Macron qui, lui aussi, y est allé de sa fierté et de ses félicitations bien que son gouvernement de l'époque fut critiqué par Justine Triet au moment même de la remise de la Palme. Rares sont les films qui produisent autour d'eux une telle unanimité. Cette unanimité est le signe de l'auto-satisfaction de l'esprit du temps qui, de façon régulière, se donne l'occasion de se célébrer. Cette auto-célébration qui est toujours à la fois une démonstration de force (propagande) laisse bien évidemment apparaître en creux ce qu'elle voudrait faire taire. L'ambition de ce présent texte est alors de mettre en relief ce qui ne s'esquisse que subrepticement dans et autour de ce film, en commençant alors par la pluie de prix qu'il a reçus qui ne sont pas qu'indicatifs de sa qualité intrinsèque, loin s'en faut. La manifestation d'un des plus célèbres tours de force, voire de forçage, propagandistes, c'est-à-dire idéologiques, reste le Festival de Cannes qui peut difficilement être considéré autrement que comme la réunion mondaine annuelle des représentants cinématographiques de la rêverie bourgeoise qui se donne continuité de subsistance par les récompenses qu'elle se décerne. Par ces récompenses, elle s'imagine aussi détenir les canons de l'esthétique qu'elle impose à la masse fascinée. De quelle esthétique s'agit-il ?
《 Cannes est un outil de propagande comme un autre. Ils propagent l'esthétique occidentale quoi ... S'en rendre compte n'est pas grand chose mais c'est déjà ça. La vérité des images avance lentement. Maintenant, imaginez que la guerre elle-même soit cette esthétique déployée lors d'un festival mondial, dont les parties prenantes sont les états en conflit, ou plutôt « en intérêts », diffusant des représentations dont on est tous spectateurs ... vous comme moi. 》—Jean-Luc Godard, 19 mai 2022
Si Jean-Luc Godard parlait de guerre c'est parce qu'il faisait alors référence à la situation en Ukraine et à l'intervention de Volodymyr Zelenskyy lors du Festival de Cannes de 2022. Cette esthétique occidentale qui promeut la guerre n'est pas réductible aux seuls conflits armés entre nations mais traverse toutes les strates du social et du sociétal en passant bien évidemment par la sacro-sainte 《 culture 》dont le cinéma semble de nos jours être le joyau. Jean-Luc Godard, auquel il est difficile de ne pas accorder de crédit quand il s'agit de cinéma, est loin d'être le seul cinéaste à émettre un tel avis quant aux différents festivals, dont le cannois. Avec l'opinion de Jean-Luc Godard comme appui, il est permis de penser qu'Anatomie d'une chute est le manifeste cinématographique d'une variante de cette guerre ardemment désirée et appelée《 guerre des sexes 》que la culture — qui n'est de nos jours rien d'autre qu'une gigantesque entreprise de divertissement et de distraction à visée déconstructionniste — fait indubitablement et systématiquement pencher du même côté qui se revendique être celui des femmes alors perçues comme victimes (minorités), éternelles et structurelles, d'une injuste organisation patriarcale de la vie (féminisme). Il ne sera alors que peu surprenant d'apprendre qu'avant même de remporter la Palme d'Or Anatomie d'une chute était en lisse pour la Queer Palm qui est une autre distinction du festival de Cannes récompensant depuis 2010 les films LGBT+, féministes et qui 《 challengent 》les normes de genre. Le simple fait qu'un tel programme soit, que de tels prix existent ne démontre-il pas que ces idées — inlassablement présentées comme de subversifs combats et qui n'hésitent jamais à se manifetser sous les appârats les plus belliqueux — font partie intégrante de l'esthétique occidentale et en sont même le cœur essoufflé ? À partir de la constatation de cet état de fait, la qualité subversive de ces differents combats est tout à fait relative puisqu'ils sont à l'honneur et occupent une place centrale lors de tels événements hyper médiatisés. Il convient de ne pas oublier que les idées dominantes d'une époque sont toujours les idées des dominants de cette époque. Je rappelle au passage une autre évidence : pour qu'un film puisse concourir à une quelconque récompense dans un festival il faut que le producteur y fasse candidature. Je suppose alors que Justine Triet savait bien que son film pouvait entrer dans la catégorie Queer, elle qui se présente comme une cinéaste post-metoo, qui parle de sororité, qui dit vouloir bouleverser les normes de genre et qui s'empresse de remercier un certain Gilles Deleuze après avoir reçu sa récompense. Ce qui est loin de n'être qu'un détail. Qu'un film en compétition pour la Queer Palm remporte la Palme d'Or dénote que la récompense ultime du festival de Cannes (et du cinéma occidental) est déjà en soi une récompense Queer et qu'un tel festival n'est pas seulement acquis à la cause mais est le véhicule par lequel ces idées s'imposent puissamment à la masse afin de lui indiquer le chemin vers le Beau, le Bien, la Guerre. Le public fait rarement l'éloge d'un film parce qu'il l'admire, généralement il admire un film parce qu'on en fait l'éloge. Anatomie d'une chute ne fait pas exception, je rappelle au passage la Palme d'Or décernée en 2021 à Titane, de Julia Ducournau, film dans lequel il est difficile de percevoir autre chose qu'une ôde au transhumanisme et aussi à la razzia de prix du film Petite Fille, de Sébastien Lifshitz, qui présente les prémisses d'un 《 changement de sexe 》d'un enfant de 7 ans comme un inquestionnable progrès (transgenrisme). La toute récente actualité n'a fait qu'offrir une énième confirmation à l'idée défendue dans ce présent texte. Le film Anatomie d'une chute a semblé être le parfait prétexte à la cérémonie des Césars pour que puisse s'y dérouler le tapis rouge au féminisme ainsi, bien évidemment, qu'à une larmoyante ôde à l'éternelle émancipation du patriarcat qui n'en finit plus de tomber de toute sa hauteur sans toutefois parvenir à atteindre son point de chute. Le spectateur a aussi certainement encore en mémoire l'indignation féministe d'Adèle Haenel il y a quelques années et qui avait déjà pour théâtre la cérémonie des Césars. Cette dernière cérémonie a été couronnée par les propos de Justine Triet qui décrit ce moment comme le 《 Me Too Français 》. L'horizon intellectuel et idéologique de la cinéaste ne laisse pas l'ombre d'un doute et cela se perçoit, pour ceux qui ont encore un peu d'oreille, dans ses films, et notamment le dernier. Et puisque cela est de bon ton en ce moment quelques mots ont été généreusement prononcés, durant les Césars, ici et là en faveur de la 《 cause palestinienne 》, comme cela avait été fait en Mai 2023 au sujet de ce qui faisait alors les gros titres du moment : la réforme des retraites ; et comme cela avait encore une fois deja été fait en 2022 pour la situation en Ukraine. La fausseté mais avant tout l'ob-scénité de tels propos ne sont que trop patentes, non pas tant par leurs seuls énoncés que par les circonstances dans lesquelles prennent place leur énonciation. D'ailleurs, il est assez significatif de constater que dans ses plus récentes interviews, notamment celle sur France Inter, lorsque Justine Triet est invitée à expliciter sa déclaration polémique lors du Festival de Cannes il n'y a plus de sa part l'ombre d'un mot au sujet de la réforme des retraites. Elle saisira plutôt l'occasion de dire que les réactions à son discours ont été la pire expérience misogyne de sa vie, en prétextant que lorsque Ken Loach avait fait 《 quasiment le même discours 》, il avait été acclamé. En oubliant de préciser l'engagement total de Ken Loach depuis des décennies autour de sujets tels que la précarité, les sans-abris ... alors que sa filmographie, à elle, se réduit pour le moment à n'être qu'une description des états d'âme de couples petit-bourgeois.
La rêverie bourgeoise poursuit donc de façon imperturbable sa révolution permanente, et ce en toute saison : au printemps des révoltes succède dorénavant l'été des transgressions, puis la rentrée automnale et sociale des revendications pour parachever l'année par l'hiver des subversions. Ainsi se boucle chaque année l'année révolutionnaire, notamment subventionnée par ces 《 grands 》festivals, afin que tout continue de la même façon et que fondamentalement rien ne change, à ceci près que chacun aura eu l'honneur d'avoir pu exprimer sa petite indignation du moment en attendant la suivante. Le court détour par une lecture de l'ampleur médiatique de ce film permet de préciser, si toutefois cela n'était pas déjà suffisamment clair, que ce texte n'est pas une critique cinématographique mais une tentative de mise en relief de l'idéologie à l'œuvre à travers une telle production et sa dissémination par différents organes qui s'imaginent pouvoir produire des sélections, établir des classements et distribuer des prix au cœur même de l'Art.
UNE VAINE QUÊTE DE LA VÉRITÉ EN GUISE DE CAMOUFLÉ
《 S’il y a bien une chose qu’on peut s’autoriser en 2023, c’est de donner à des femmes quelques petites tirades bien senties qu’il serait impossible d’attribuer à des personnages masculins 》 — Justine Triet (Mai 2023)
Un chalet isolé au beau milieu d'un paysage enneigé en début d'aprés-midi dans les environs de Grenoble. Une famille : Samuel (le père), Sandra (la mère), Daniel (le fils), et Snoop (le chien). Sandra, écrivain à succès de nationalité allemande, est interviewée par Zoé, étudiante et admiratrice, avec qui elle flirte un verre de vin à la main. Retentit alors du grenier une assourdissante musique rendant impossible la tenue de la conversation qui est écourtée sur le champ. Cette odieuse musique n'est autre qu'une version instrumentale arrangée du morceau PIMP du rappeur américain 50 Cent que Samuel — universitaire qui se rêve écrivain — aurait l'habitude de passer en boucle afin de se concentrer sur son travail d'écriture. Daniel — jeune garçon de onze ans devenu aveugle à ses quatre ans suite à une négligence de son père — saisit alors l'occasion de ce vacarme pour sortir Snoop le temps d'une brève promenade. Sur le chemin du retour l'animal, qui porte bien son nom, découvre le premier le corps de son maître gisant sur la neige. À Daniel ensuite de faire cette macabre découverte du cadavre de son père. Il a visiblement chuté du grenier, là où il ecrivait son interminable livre. Accident ? Suicide ? Meurtre ? Tel est le nœud de ce film qui se déroule dans un quasi double huit-clos entre le chalet et le tribunal où Sandra sera défendue par son avocat et ami de longue date, Vincent, qui à l'époque de leur rencontre avait le béguin pour elle. Telle est l'intrigue qui semble alors installer le cadre d'un film d'enquête policière ou de procès somme toute plutôt ordinaire. Cela était sans compter sur ce qui ressemble à une inversion de la charge de la preuve qui constitue le pivot scénaristique sur laquelle repose l'entièreté de la trame narrative du film. Tout se passe comme si la présomption d'innocence s'était transformée en présomption de culpabilité. Sandra est présumée coupable et se retrouve dans l'impossible position de devoir prouver son innocence face à la plaidoirie franchement à charge et aux accusations sans véritable fondement de l'avocat général. La liberté de la preuve est poussée à son paroxysme afin d'impliquer au maximum l'intime conviction du juré qui, en réalité, n'est autre que le spectateur qui occupe la même place que l'enfant (Daniel). Cette curieuse inversion n'est pas à mettre sur le compte d'une naïveté et moins encore d'une ignorance de la réalisatrice quant au fonctionnement du système judiciaire français. Justine Triet dit avoir passé une bonne partie de sa jeunesse dans les tribunaux afin de pouvoir assister aux audiences qui la fascinaient. Arthur Harari a suivi des cours magistraux et des travaux dirigés de droit spécialement pour le film. Le couple a été conseillé dans la réalisation du film par un avocat (et acteur à ses heures perdues) en la personne de Vincent Courcelle-Labrousse. Il fallait ce truchement pour que le film soit et que Sandra se retrouve au beau milieu d'un procès qui aurait pu avoir des accents kafkaïens si seulement les gros sabots idéologiques n'étaient pas de la partie. Cette torsion couplée à l'absence flagrante de preuve autorisent la fiction et rendent Sandra accusable à souhait en ce qu'elles permettent le discret déplacement vers le signifiant 《 jugement 》et l'équivocité qu'il contient. Équivocité abondamment exploitée par la scénariste. Conditions idéales pour que l'héroïne puisse progressivement se déplacer sur un continuum allant du bourreau froid et sans cœur à la chaleureuse et sympathique victime. Sandra est alors avant tout coupable d'être ce qu'elle est et le tribunal incarne le lieu où prend place un jugement qui s'écarte sensiblement de son sens juridique pour rejoindre pleinement son sens moral. Le vieux tribunal de Saintes (1863) souvent prisé par le septième art pour son classicisme (verticalité, boiseries, marches en pierre ...) est le théâtre du procès d'une 《 femme d'aujourd'hui 》. C'est la vieille France, avec ses clichés poussiéreux et ses stéréotypes passéistes, qui juge la modernité à travers la personne de Sandra. Cette impression se confirme dans les personnages de la présidente du tribunal, sèche et austère, et de l'avocat général, au verbe haut et agressif. Parce que, évidemment, Sandra est une moderne, une femme bien trop libre pour ne pas passer pour coupable aux yeux des représentants d'une société encore trop en retard sur son époque. Comme si le film et ses images ne suffisaient pas, Justine Triet, pourtant plutôt habile lorsqu'il s'agit de ménager le suspense, ne laisse pas l'ombre d'un doute quant à ce que représente son héroïne :
《 C’est un endroit [ le tribunal ] où le monde est coupable de tout. On le voit bien dans le film, où la façon de vivre de Sandra est aussi jugée. On parle par exemple beaucoup de sa bisexualité, de sa vie sexuelle, du fait qu’elle est écrivaine. 》— Trois Couleurs (Mai 2023)
《 Je montre aussi un point de vue moral de la société qui juge cette femme parce qu’elle assume de prendre de la place sans demander l’autorisation. Là où il n’y a pas assez de preuves pour savoir si elle a tué ou non son mari, on va aller disséquer sa façon de vivre, sa sexualité, les livres qu’elle écrit, sa façon d’être ou pas une bonne mère, une bonne épouse. Je pense qu’elle est un peu plus malmenée parce qu’elle est libre. C’est à mon avis malheureusement assez représentatif de notre société.》— Huffington Post (Août 2023)
《 On y juge la liberté d'une femme qui, sûre d'elle et dominante dans le couple, ne suscite aucune empathie. Au regard de la société, elle n'a rien de la victime mais tout de la coupable. 》— Madame Figaro (Août 2023)
《 Oui, comme il n’y a pas assez de preuves pendant le procès, il faut aller chercher dans ce qu’elle est. Sa sexualité, ce qu’elle écrit, sa manière de vivre. Il y a une critique morale de la société vis-à-vis de cette femme qui serait un peu trop libre. Ça, c’est quelque chose qui avait du sens pour moi et qui était important à questionner. Cette femme qui assume d’être ce qu’elle est, qui n’est pas en train de s’excuser. C’est assez nouveau pour moi, une femme qui ne culpabilise pas. Le personnage était déjà féministe, il l’est devenu encore plus grâce à son interprète. 》— 20 minutes (Août 2023)
Dans ses différentes déclarations Justine Triet rend on ne peut plus patent le glissement sémantique du jugement juridique vers un jugement moral des mœurs supposées trop libres d'une femme de la part de la société dans son entièreté incarnée ici par les représentants de la loi. Et contrairement à ce que dit Justine Triet ce n'est pas parce qu'il n'y a pas assez de preuves mais simplement parce qu'il n'y en a aucune que ce glissement est possible. Sandra assume être ce qu'elle est, ne demande pas d'autorisation, ne s'excuse pas, ne culpabilise pas. Surhumaine ? Non, simplement et pour le dire en un mot: féministe. C'est-à-dire nécessairement libre dans sa sexualité (bisexuelle et infidèle) et dominante dans le couple (économiquement, psychologiquement et physiquement). En plus, cerise subversive sur le gâteau post-moderne, elle écrit ! Cela est forcément suspect, dangereux et même coupable pour notre société quelque peu retardée qui, curieusement, est pourtant la même qui a porté ce film aux nues médiatiques et qui n'a pas attendu le personnage de Sandra pour connaître des femmes réellement subversives de par leurs écrits (Simone Weil, Colette, Marguerite Yourcenar ...) et non seulement par ce qu'elles pouvaient être (bisexuelles, homosexuelles ....). Car pour ce qui est des livres de l'héroïne le spectateur n'a quasiment rien à se mettre sous la dent. Il sait qu'elle écrit des romans vaguement autobiographiques. La pratique de l'écriture — le fait d'écrire — n'est pas réellement abordée dans ce film. Seul le statut social et médiatique que peut conférer une telle fonction semble importer. La modernité ne s'arrête bien évidemment pas au personnage de Sandra mais s'incarne aussi dans l'ami-avocat Vincent [joué par Swann Arlaud], sa délicatesse, sa finesse, ses cheveux mi-longs, sa féminité (?) .... dans son opposition au belliqueux avocat général au crâne rasé [joué par Antoine Reinartz]:
《Swann, il arrive avec ce corps très androgyne, assez à l’opposé d’Antoine [avocat général]. Et alors c’est marrant parce que je n’avais pas du tout pensé à lui pour le rôle, mais il était incroyable. Ça a été l’évidence quoi. En fait, tu sens que ce mec a envie de défoncer tout le monde. Swann, il est du côté des femmes, et il permet de déconstruire une certaine virilité. 》— Trois Couleurs (Mai 2023)
Une écrivaine féministe défendue par un avocat androgyne déconstruit. Si cela n'était pas les mots de la réalisatrice elle-même pour parler de son film, ce présent texte serait probablement accusé, à raison, de verser dans la caricature. Il est dorénavant assez difficile de se méprendre quant à ce qui soutient idéologiquement cette production. L'important était donc de commencer par une brutale incrimination de Sandra non pas pour ce qu'elle a fait (ou aurait pu faire) mais pour ce qu'elle est. À notre époque où chacun est à la recherche de sa petite heure de gloire médiatique, sa mesquine part au festin de la reconnaissance mondaine, quitte à se servir soi-même, il est tout à fait instructif de lire certaines interviews de Vincent Courcelle-Labrousse (l'avocat qui a aidé à la réalisation du film) qui n'a pas pu ne pas faire preuve d'indiscretion en dévoilant qu'initialement Justine Triet voulait que Sandra soit détenue et fasse l'objet d'une garde à vue. Cette scène, juridiquement irréaliste aux yeux de l'avocat, fut (à sa grande fierté) abandonnée en cours de route mais n'en constitue pas moins pour ce texte un indice supplémentaire venant confirmer encore un peu plus l'idée ici soutenue d'une faute ontologique reprochée à Sandra davantage qu'un supposé acte criminel. Il s'en est fallu de peu que la pauvre Sandra ne fusse incarcérée pour la seule raison d'être féministe mais aussi, et surtout, que le semblant de réalisme de ce film ne soit intégralement sacrifié à son idéologie. Justine Triet a ici su faire preuve de retenue. Sandra ne pouvait décemment pas non plus être accusée pour rien mais il fallait le moins de preuves possible, et même aucune, pour que l'attention puisse au maximum se déplacer et se concentrer sur ce qu'elle est. Le crime duquel elle est suspectée n'est d'ailleurs pas sans lien avec son féminisme : le meurtre d'un homme, d'un mari, d'un père. À l'origine de l'intrigue de ce film un tout autre crime aurait pu être imaginé mais c'est celui-ci, et pas un autre, qui a été choisi. Ce qui n'est pas anodin. Cependant il convient d'insister et de soutenir fermement que la culpabilité de Sandrine relative au meurtre, et la pseudo quête de vérité qui s'ensuit et qui tient le spectateur en haleine, n'est pas le sujet du film. Il suffit, ici encore, de lire et plus précisément d'entendre puisque tout est dit :
That is not the point, really. Même l'ami-avocat de l'accusée le dit : la culpabilité de Sandra relative au décès de Samuel n'est pas le sujet. Vraiment. La fameuse scène aux allures confessionnelles, maintes fois vue dans les films de procès, où le client avoue tout à son avocat est ici prise à contre-pied. L'avocat ne cherche même pas à savoir. La vérité peut repasser. D'ailleurs, il n'aura échappé à aucun spectateur que la scénariste s'amuse à démontrer que la vérité (comme adéquation à la réalité) ne se laisse saisir par aucun des moyens employés (juridique, scientifique, psychologique, littéraire et linguistique). La quête de la vérité n'est dans ce film qu'un habile camouflé permettant la tranquille installation de l'idéologie, à savoir : une héroïne étrangère et féministe accusée sans preuve et dont le procès portera davantage sur sa personne et ses mœurs que sur son supposé crime. Comme pour signifier que ce type de femme est intrinsèquement dangereux pour l'homme en particulier et pour la société en général. Le tribunal est dans le film comme une métaphore du tribunal populaire ou médiatique où chacun peut se sentir libre d'exprimer publiquement son opinion quant aux mœurs d'une personne sans se soucier de la vérité, et avant tout, celle de sa propre énonciation. Cela ressemble à s'y méprendre au miroir, et donc à l'inversion (une de plus), des multiples affaires MeToo ou BalanceTonPorc où d'innombrables hommes ont été jugés, voire lynchés, médiatiquement avant d'être complètement disculpés juridiquement (bien maigre compensation en réalité). D'ailleurs, l'initiatrice de BalanceTonPorc, Sandra Muller (désignée, en 2017, personnalité de l'année par le célèbre magazine Time) , a été condamnée pour diffamation (ce qui a fait beaucoup moins de bruit médiatiquement). Justine Triet avait-elle tout cela à l'esprit lors de l'élaboration du scénario, elle qui affirme que son film est imbibé du post-metoo ? Ce qui est certain est que ces dernières décennies les féministes ne nous ont guère habitués à la subtilité et à ce titre la massivité coutumière de leurs actions pourrait presque faire passer ce film pour un chef-d'œuvre de raffinement. Ce qui importe donc, dans ce film, n'est pas la vérité mais l'imposition d'une construction narrative, d'un récit qui, même s'il n'a aucun lien avec la vérité, paraît crédible. En l'occurrence le suicide de Samuel comme seule et unique possibilité de sa mort. Récit qui progressivement gagnera l'esprit du juré et du spectateur puisqu'il gagne celui de Daniel (le fils) auquel il apportera sa propre construction. L'autre possibilité, celle d'une chute accidentelle et mortelle, est de facto rejetée pour la surprenante (et très faible) raison que l'ami-avocat n'y croit pas, et que forcément, si lui n'y croit pas, personne ne peut y croire. Alors que cette possibilité couplée à l'absence notoire de preuve est suffisante pour introduire un doute raisonnable et disculper Sandra. Mais, pour le bon déroulement du film et le déploiement plus en avant de la belliqueuse idéologie, le suicide de Samuel a cet indéniable avantage de conserver de manière intacte l'aura de dangerosité que Justine Triet souhaite faire planer autour de son héroïne. Nulle nécessité d'insister davantage pour saisir que dans ce film la justice et son fonctionnement sont largement fantasmés, comme l'écrit Valérie- Odile Dervieux (magistrate), et pour reprendre les mots de Justine Triet ce n'est pas simplement le fantasme qui en constitue le cœur, mais le délire :
《 En fait, ce qui m’intéresse, c’est vraiment le nœud du tribunal, cette idée qu’on y délire beaucoup de choses, ce qui est très « cinégénique ». Ça me fait penser à cette phrase de Gilles Deleuze, qui déteste Freud, et qui dit en gros : « On ne délire pas son père ou sa mère, on délire le monde. » Ça n’est pas un endroit où on dit juste : « Papa, maman, mon mec, le couple… 》et à Arthur Harari d'ajouter : 《 Ou « coupable » ou « pas coupable 》 — Trois Couleurs (Mai 2023)
Encore une fois : la culpabilité de Sandra est peut-être le nœud du film mais n'en est absolument pas le sujet. Les deux cinéastes ont des idées bien plus vastes et ambitieuses que de parler de choses aussi triviales que《 papa, maman, mon mec, le couple ... 》et pour eux la proposition coupable/pas coupable est certainement encore trop binaire pour être 《 cinégénique 》. Le point crucial est de faire du tribunal en particulier, et du film en général, le lieu d'expression du délire de la scénariste elle-même. Délire éminemment féministe qui crève l'écran et par la même occasion les yeux de la plupart des spectateurs qui ont cela en plus en commun avec Daniel. Il s'agit de délirer à partir et autour de ces idées-là. Telle est, en réalité, la seule vérité propagée par ce film et autour de laquelle il s'est construit. Les chaleureux remerciements de Justine Triet à Gilles Deleuze prennent maintenant un peu plus de leur sens tant le philosophe fait figure de référence chez les féministes (surtout pour ses concepts fourre-tout et passe-partout de minorité, de devenir-, d'incomplétude, de dé/territorialité...) même, et peut-être surtout, quand il n'est pas explicitement cité dans leurs travaux universitairo-révolutionnaires (car Gilles Deleuze a tout de même ce facheux défaut d'être un homme blanc hétérosexuel de plus de cinquante ans). L'honnêteté intellectuelle de Justine Triet, qui cite ses sources d'inspiration, doit être reconnue même si la question de savoir jusqu'où elle a réellement lu le philosophe se pose puisqu'il décrit les féministes (dont il désignait le combat ou la《 politique molaire 》comme indispensable) comme les femmes les plus sèches, animées de ressentiment, de volonté de puissance et de froid maternage. Justine Triet, comme bon nombre de féministes, semble oublier ce passage de Milles Plateaux (p.338). L'élargissement deleuzien de la notion de délire pour en faire un champ historico-social permettant à un sujet de tracer ses lignes de fuite (Anti-Œdipe) à de quoi plaire à Justine Triet puisque, au-delà de donner une caution philosophico-intellectuellle à son film, cela permet de faire disparaître la notion d'idéologie. En vérité, la seule fonction politique d'un Deleuze est d'essayer de faire disparaître les apports fondamentaux et indépassables de Sigmund Freud et de Karl Marx. Cette notion de délire qui tente de se substituer à l'idéologie chez Marx (ils ne savent pas ce qu'ils font mais ils le font) et de faire oublier le délire (comme tentative de guérison à partir de morceaux de réalité) chez Sigmund Freud en est un patent exemple. Gilles Deleuze est le penseur de la gauche française et même du gauchisme occidental de la seconde moitié du XXème siècle. Il a donc de quoi plaire à Justine Triet (et à tant d'autres) qui ne manque pas de rappeler sa détestation de Sigmund Freud, qu'elle partage peut-être. Cette détestation pourrait permettre de comprendre cette scène où le psychanalyste-psychiatre de Samuel n'a pas besoin d'aide pour s'humilier d'abord pour ensuite se faire humilier par Vincent puis Sandra. Dans cette courte scène, le psychanalyste-psychiatre (qui n'est donc, par définition, ni l'un ni l'autre) est caricaturé dans ce qu'il peut avoir de pire. Un homme sur la défensive qui pinaille sur la sémantique quand celle-ci ne revêt à ce moment-là pas réellement d'importance, qui se vante (avec un petit sourire narquois en prime) que jamais un de ses patients ne se soit suicidé ; patients qu'il voit comme une propriété et une réassurance narcissique, et surtout qui parle de Sandra — à partir de sa compréhension de la parole de Samuel — avec un aplomb et une certitude déconcertante, qui profére une interprétation sauvage, en faisant fi de la dimension fantasmatique nécessairement véhiculée par la parole de son analysant (si tant est qu'il puisse réellement être nommé ainsi). C'est vraiment le cliché du 《 psy 》détestable et tout-sachant qui est présenté à l'écran et dont le bec est séchement cloué par Vincent — qui ici curieusement n'est plus si discret, effacé, en retrait ... — et Sandra qui lui signifie que son opinion basée sur une heure de consultation hebdomadaire n'est que très peu de chose comparée à des années passées avec Samuel, avant de lui rappeler des évidences sur la vie de couple. De cette scène est aisément déductible que ce qui s'est transmis entre Deleuze et Triet est le mépris envers le psychanalyste que le philosophe associe allègrement dans ses écrits au père, au prêtre, à la police et évidemment au fascisme. Toute une liste de bonnes raisons pour s'en prendre à lui. Il est vrai que les récents films ou autres séries ne font guère la part belle au 《 psy 》qui lorsqu'il n'est pas aux trois quart imbécile est aux deux tiers déprimé et déprimant. Dans ce film, le florilège des réflexes pavloviens féministes ne s'arrête pas à la seule attaque en règle du psychanalyste qui est depuis longtemps un lieu commun du féminisme. Il y a notamment cette scène, loin d'être indispensable, où Justine Triet n'a pas pu ne pas laisser échapper sa jouissance idéologique en faisant dire à Zoé (l'étudiante) à la présidente du tribunal qui l'appelle mademoiselle : 《 C'est possible de m'appeler madame ? Ça m'ennuie d'être réduite à un statut marital 》, requête à laquelle et la présidente du tribunal et l'avocat général souscrivent en s'excusant.
《 S’il y a bien une chose qu’on peut s’autoriser en 2023, c’est de donner à des femmes quelques petites tirades bien senties qu’il serait impossible d’attribuer à des personnages masculins 》 — 20 Minutes (Mai 2023)
Plus édifiant encore le commentaire de Justine Triet quant au passage de la fameuse scène de dispute où Samuel (un peu à l'image du 《 psy 》), s'humilie et se fait humilier :
《 Quand Sandra lance à son mari : « Je ne connais pas d’écrivain empêché d’écrire parce qu’il a des courses à faire » … dans la bouche d’un homme, ce serait terriblement misogyne. 》— 20 Minutes ( Mai 2023)
Étrange formulation si l'en est. Plutôt que d'affirmer que ces propos seraient terriblement misogynes dans la bouche d'un homme, pourquoi ne pas simplement parler dans cette situation précise de misandrie puisqu'ils sont proférés par une femme et adressés à un homme ? La misandrie comme pilier fondamental du belliqueux féminisme contemporain n'est pas franchement une découverte mais est peut-être davantage surprenante l'idée que laisse transparaître ce film, croisé aux différentes déclarations et commentaires de sa scénariste, qui voudrait que le cœur du fantasme féministe serait de pouvoir jouir comme un homme et, qui plus est, un homme misogyne. Ainsi, il n'est pas injustifié de considérer le féminisme contemporain comme l'expression cristallisée et consacrée par l'époque de la protestation virile. La protestation virile est un concept psychanalytique — développé par Alfred Adler et précisé par Sigmund Freud — qui généralement s'applique à l'homme puisqu'il est l'expression, exagérée et défensive, de son pouvoir (possession du phallus) face à la possibilité de sa perte (castration), qui en réalité en est sa condition. La protestation virile constitue une étape aussi logique que nécessaire au déploiement de la subjectivité en ce qu'elle témoigne d'un rapport particulier, largement imaginaire, au phallus qui fait obstacle à la féminité alors encore perçue comme menaçante. En tant que moment incontournable du procès œdipien la protestation virile individuelle n'est en soi pas si problématique puisqu'elle peut se travailler et se dépasser en analyse. Ce qui est davantage problématique est que l'esprit du temps la cristallise en en faisant l'acmé du progès social et l'expression maximale de la féminité alors qu'elle constitue pour le premier une indubitable régression et pour la seconde l'obstacle ultime. Ce film est un manifeste du féminisme comme protestation virile, soit une jouissance exagérément masculine, voire caricaturalement virile, de la part d'une femme au détriment de son mari fragilisé, intégralement dévirilisé, déserteur de ses fonctions d'homme et de père.
LE PÈRE N'A PAS VOIX AU CHAPITRE
《 Question : L’inversion des rôles, l’épouse qui profite de sa carrière et le mari qui s’occupe de l’enfant, c’est un choix délibéré ou inconscient ? Justine Triet : Je ne vais pas vous faire de baratin : c’était voulu. 》— 20 Minutes (Mai 2023)
À la lecture et à l'écoute des nombreuses interviews et autres émissions auxquelles Justine Triet a participé pour commenter son film se dégage la nette impression que la scénariste sait exactement ce qu'elle fait. Il est pourtant bel et bien justifié de parler d'idéologie telle que Karl Marx la définissait par sa formule elle-même dérivée de la Bible (Luc 23:34) : 《 Ils ne savent pas ce qu'ils font mais ils le font 》. L'idéologie n'est ni la naïveté, ni l'innocence mais la fausse conscience par excellence. La conscience, quant à elle, est un effet de l'appartenance de classe puisque chacun ne peut penser qu'à partir de sa classe. Par sa posture colorée par le féminisme contemporain, qui est un "combat sociétal" dont la principale fonction est de masquer les disparités sociales, Justine Triet participe allègrement aux stéréotypes bourgeois. Sa petite phrase vite oubliée au sujet de la réforme des retraites ne pèse pas grand chose à côté de son film palmé et de sa filmographie en général. L'époque croule dorénavant sous une multitude de productions artistiques, intellectuelles, littéraires, universitaires ... qui ne font qu'annoncer la révolution ou plutôt les révolutions à venir : féministe, anti-raciste, (trans)genriste, écologique, technologique. Le film dont il est question dans ce texte en est le parfait exemple. Il faut bien dire que l'année 2023 n'a pas été avare en films de propagande. Il n'est d'ailleurs pas exagéré de dire que, idéologiquement, "Anatomie d'une chute" ne va pas plus loin que "Barbie" puisque ces deux films en s'imaginant défendre les femmes ne font, en réalité, que participer à la guerre permanente entre tous. À ce titre, un autre film outrageusement récompensé cette année, "Oppenheimer ", en magnifiant la personnalité de l'inventeur de la bombe nucléaire, ne prend, lui, même pas la peine de faire mine de propager autre chose que la guerre et même davantage : la destruction. Un peu à l'image de Justine Triet, Cillian Murphy (acteur principal de "Oppenheimer ") aura lui aussi lors du moment de sa récompense sa petite phrase déplacée en faveur de tous les "peacemakers over the world". Encore une fois, il faut saluer la perspicacité de Jean-Luc Godard qui, en 2022, décrivait cliniquement ces festivals et les films qu'ils récompensent comme autant d'organes de propagande de la mortifère esthétique occidentale contemporaine. La guerre se démocratise. La guerre pour tous, entre tous, tout le temps. Dans "Anatomie d'une chute", c'est la guerre féministe que mène une scénariste contre la représentation de l'homme et du père qui est mise en scène à travers une série d'humiliations et d'auto-humiliations du personnage de Samuel. Ce film pourrait être renommé "Apologie d'une chute".
《 Justine est obsédée par ça. Par l’idée de casser les clichés, et notamment celui de la virilité. C’est une expérimentatrice du réel.》— Arthur Harari (Mai 2023)
Que recouvre ce si progressiste et curieux slogan casser les clichés de la virilité ? Ce film en donne une idée claire : casser les clichés de la virilité ce n'est pas seulement "jouer" avec ses codes, ou les inverser, mais c'est aussi s'en prendre violemment à sa racine : la paternité. Dans ce film, la première image de Samuel est celle d'un homme mort, crâne fendu, étendu dans la blancheur et la froideur de la neige. La blanche neutralité et la froide description médicales accompagnent ensuite la seconde image du cadavre cette fois-ci entièrement nu allongé sur la métallique table d'auscultation. La sanglante ouverture cranienne encore mieux mise en évidence. Le tout sous le regard aseptisé d'experts masqués aux propos désaffectés décrivant un corps anonymisé et inanimé.
S'en suit une longue absence jusqu'à l'heure et demie du film (qui dure tout de même deux heures et demie) où Samuel apparaît pour la première fois vivant pour occuper une pathétique posture de plainte envers son épouse, Sandra. Dans cette fameuse scène — qui a reçu tant de commentaires élogieux de la part des connaisseurs en cinéma — Samuel revêt la plus caricaturale parure argumento-plaintive classiquement supposée à la femme névrosée qui s'indigne sans discontinuer de son mari. Tous les clichés y passent : Samuel reproche à Sandra de lui imposer son emploi du temps, son style de vie, sa langue, sa façon de faire l'amour, son incapacité à écrire, se présente comme un homme trompé et se défausse de toute responsabilité dans ce qui lui arrive. Loin de casser les clichés Justine Triet les met plutôt en circulation en se contentant seulement d'intervertir ceux qui les énoncent. Sandra est dans la position du mari en réussite sociale, frustré sexuellement, donc infidèle, qui exploite les idées de son épouse et la giffle. Parce que, évidemment, pour compléter la panoplie de la caricature victimaire Samuel se fait giffler avant de s'assener, dixit Sandra, des coups au visage. Au passage, toute cette inversion de clichés masculins et féminins, qui ont pour effet de viriliser la femme et d'émasculer l'homme, apparaissent comme désignant l'horizon comiquement révolutionnaire, puisqu’il ne fait que tourner en rond, du féminisme contemporain. Dans le film Sandra domine déjà Samuel à tous les niveaux mais cela n'est pas tout à fait satisfaisant pour Justine Triet qui veut aller plus loin. Pour en revenir à cette scène de dispute, le spectateur n'aura peut-être pas oublié que c'est toujours ce triste Samuel, à court d'inspiration pour son livre, qui en a fait vicieusement un enregistrement audio afin de produire du matériel littéraire. Il est aussi présenté comme le fautif principal de l'accident ayant causé la cécité de son fils et il se serait suicidé alors que celui-ci était à proximité. Pour un personnage si peu présent à l'écran la scénariste a réussi le remarquable exploit d'en dépeindre une image des plus lamentables, voire détestables. Certains prétexteront que la scénariste est plus nuancée que la description qu'en fait ce texte puisqu'elle met bien en évidence que Samuel s'occupe de façon vraiment attentionnée de son fils, Daniel. Là encore est projetée sur l'écran la représentation d'un père bel et bien de notre époque. Un père qui se prend pour une mère, qui ne paterne pas mais qui materne son fils. Un père qui n'en est pas un. Pour ouvrir une parenthèse davantage psychanalytique, ce qui se nomme syndrome de couvade paraît être à la source de tout ce drame familial. Le syndrome de couvade est la transformation névrotique de la haine qu'un homme éprouve envers sa femme devenant mère. La langue de tous les jours dit "papa-poule", et ne se trompe pas, puisque le "papa-poule" est un homme malade de ne pas pouvoir pondre. Cette haine puise sa source dans le refus de la castration pour l'homme qui n'accepte pas de ne pas pouvoir être enceint(e), porter un enfant, accoucher etc. Fantasmatiquement, l'homme prendra le rôle de la mère auprès de son enfant. Remplaçant, c'est-à-dire niant, ainsi la mère et délaissant son rôle de père. Ce qui inévitablement produit des difficultés en cascade au sein de la famille puisqu'un homme ne peut dans cette position jamais réellement s'y retrouver. Le déplacement du syndrome de la couvade est aussi à même de mettre quelque peu en lumière la haine jalouse de Samuel envers Sandra et sa capacité d'écrire qui est symboliquement un équivalent de mettre au monde. Avec son interminable livre, Samuel rejouerait névrotiquement un labeur, une gestation impossible qui n'accouche jamais de rien. Il n'a vraiment rien pour lui et ce peu importe l'angle sous lequel son personnage est abordé. Cela ne peut que clairement traduire la volonté de la scénariste.
Avant cette scène de ménage, Samuel brille par son absence. D'aucuns diront que cela est normal puisqu'il est mort. Certes, mais ce qui est toutefois surprenant est que même la dimension proprement humaine (c'est-à-dire humanisée) de sa mort est absentifiée. Il s'agit dans ce film tout de même de la mort d'un mari et d'un père, soit d'une perte importante pour une épouse et pour un fils. Cependant, il n'y a pas une seule seconde, des 151 minutes que dure ce film, consacrée à représenter un quelconque deuil. Il n'y a pas de recueillement ni d'enterrement. Il y a bien la discrète parole de Sandra signifiant à son avocat sa volonté de ne pas abîmer l'image de Samuel. Parole protectrice vite balayée par la construction narrative qui vise à rendre plausible la seule hypothèse du suicide en dépeignant Samuel comme un homme au bout du rouleau qui raterait tout y compris une première tentative de suicide médicamenteuse. Sinon, rien dans le film ne témoigne d'une réelle tristesse, d'un sentiment de perte éprouvée, d'un deuil qui s'élaborerait de la part de Daniel et de Sandra. Pire encore, la mort de Samuel est décrite, dans deux interviews, par Justine Triet et Arthur Harari comme un instrument de vengeance :
《 Dans Anatomie, c’est une femme qui essaie d’être à peu près à égalité avec son mari. Bon, elle prend un peu plus de place, mais quand il meurt, il va prendre toute la place et la foutre quasiment en tôle. Qu’elle l’ait tué ou pas, il a réussi son coup ! 》— Justine Triet (20 Minutes)
《 Justine Triet : 《 ... ce que je trouve intéressant, c’est que, que le personnage de Samuel se soit suicidé ou qu’il ait été tué, il bouffe tout l’espace, il prend toute la place. Arhtur Harari : C’est quasiment une vengeance en fait. 》— Trois Couleurs (Mai 2023)
Rien n'aura été épargné à Samuel dont la mort même est chargée d'une volonté de nuire. Son cadavre est encore plus embarrassant que sa vie. L'humiliation par la mise en scène va d'ailleurs plus loin quand, vers la toute fin du film, un pot pour célébrer la victoire est improvisé où Sandra et Vincent (l'ami-avocat) emportés par leur joie, quelque peu déplacée, sont à deux doigts de s'embrasser. Le spectateur peut presque sentir à quel point cela a dû être un effort de retenu pour Justine Triet de ne pas faire aller ses personnages plus loin, surtout quand il sait qu'une scène intime de vingt minutes entre Sandra et Vincent a été censurée par la productrice.
La tromperie post-mortem n'aura pas eu lieu mais l'humiliation atteint son paroxysme avec Daniel ; car comment mieux humilier un père si ce n'est par l'intermédiaire de son fils ? Pourtant plutôt du côté de son père au début du film il est celui qui apporte le coup de grâce à la fin. Sa petite expérimentation médicamenteuse (assez deleuzienne) avec Snoop (son chien) visant à démontrer que son père était bel et bien suicidaire corrobore parfaitement l'hypothèse défendue par Sandra-Vincent. Le récit de Daniel évolue au cours du film pour ne plus faire qu'un avec celui de sa mère et de son ami-avocat. Cet accord se dessine silencieusement, comme si Justine Triet voulait exprimer l'idée d'un lien archaïque infra-verbale entre l'enfant et sa mère, à travers la pratique du piano que Daniel partageait naguère avec son père qui y sera progressivement substitué par sa mère. Hésitant avec son instrument de musique comme dans sa parole au début du film, Daniel récite à la fin parfaitement sa partition tant au piano qu'au tribunal. Certains "psychanalystes" parlent d'un geste œdipen de la part de Daniel qui ayant déjà perdu son père ferait son possible pour ne pas perdre sa mère en lui évitant une condamnation (qui, en réalité, n'aurait jamais pu avoir lieu puisqu'il n'y aucune preuve). Justine Triet, casseuse de clichés professionnelle, n'a visiblement pas su éviter l'écueil de nombreux clichés dont l'un des plus massifs de notre époque : l'enfant ultra-lucide, surdoué, haut-potentiel (HP) dirait-on aujourd'hui, qui saisit tous les enjeux de la situation et duquel la vérité émane. Ce cliché s'épaissit davantage si l'on y ajoute que l'enfant est aveugle : non seulement il rend la Justice, mais il l'incarne. Absolument indéboulonnable. Contradiction impossible. Le triste sort de Samuel est scellé par son fils car qui aurait si peu de cœur pour penser, ne serait-ce qu'un instant, qu'un enfant aveugle endeuillé puisse dire autre chose que la vérité, surtout après l'avoir méticuleusement éprouvée par une expérience ? Pas la juge du film en tous cas. Le spectateur encore moins.
CHUTE
Au cours de ce travail d'écriture un surprenant signifiant a émergé et permet une certaine lecture du film si l'on en suit le tracé et les apparitions lors de scènes cruciales. "voi", tel est ce signifiant. Le film débute par une assourdissante musique provenant du grenier. Cette musique est une reprise du morceau PIMP auquel la voix du rappeur 50 cent est soustraite. Il est à un moment question dans le film de savoir si ce morceau de musique révélerait la misogynie de Samuel puisque les paroles originales de ce morceau objectivisent et sexualisent les femmes. La supposée misogynie de Samuel est inintéressante. Ce qui importe est l'acte même de Justine Triet, son énonciation de scénariste en quelque sorte, d'intégrer dans son film un morceau où la voix et les paroles de ce rappeur sont manquantes. Cela est la première occurrence de son geste qui consiste à enlever, à retirer sa puissance à l'homme. Ce geste se répétera tout au long de ce film et en est même la signature. Retirez la voix d'un rappeur et il n'en reste plus rien. Évidemment une touche féministe est de nouveau à l'œuvre puisqu'en silenciant la voix d'un rappeur et ses paroles misogynes c'est la fameuse "masculinité toxique" ou encore le potentiel violeur qui se loge en tout homme qui sont mis en sourdine. En contrepartie à ce fantasme masculin bien connu qui consiste à considérer toutes les femmes (sauf une) comme des putains, il aurait été courageux de la part de la scénariste de mettre en scène le fantasme féminin de passivité et d'être prise pour une putain ou un objet sexuel. Pour en revenir au signifiant "voi", il se décline une nouvelle fois en "voix" dans une autre scène, de quelques secondes, où Samuel apparaît vivant et semble même plutôt heureux (c'est la seule fois du film où il ne se lamente pas) mais, curieusement, il est sans voix :
Le signifiant "voi" trouve une autre de ses nuances dans le mot "voie". Samuel est sans voix mais il est aussi sans voie. Il est littéralement perdu. Il n'a pas su trouver sa voie, en particulier professionnelle. "voi" c'est aussi le "voir" absent chez ce jeune homme, Daniel. Il est sans voir. La castration et ses ratés se transmettent de père en fils. Et comment, pour conclure, ne pas parler de cette scène qui est décrite un peu partout comme manifestant le génie de Justine Triet ? La scène de la voiture où Samuel parle avec la voix de Daniel pour se décrire comme un chien mourant. Samuel a-t-il vraiment dit ça ? Auquel cas il serait vraisemblablement suicidaire. Ou Daniel a-t-il mis ses mots dans la bouche de son père pour sauver sa mère ? Ici encore, un peu comme avec la voix supprimée du rappeur, il est inintéressant de se perdre dans les possibles significations qui ne sont que secondaires. Ce qui importe est d'y percevoir la répétition ultime du geste de Justine Triet qui témoigne de sa volonté de retirer ce qui fait la puissance d'un homme, ici sa voix, pour la substituer par une voix d'enfant. C'est-à-dire déviriliser un homme et l'infantiliser. Cette scène, si elle fut brève, aurait pu passer pour un souvenir fantasmé ou reconstruit de Daniel mais puisqu'elle dure plus d'une minute — dont quarante secondes de gros plan — le spectateur ne peut y percevoir, une fois de plus, que l'insistante jouissance de la scénariste qui semble avoir pensé et construit tout ce film autour et à partir de ce si gênant passage.
Finalement, le signifiant "voi" désigne l'état du spectateur ébahi et ébloui par ce film qu'il oublie aussitôt visionné. Tel un tour de prestidigitation. Son nom l'indique suffisamment bien : il est réduit à n'être qu'une paire d'yeux avec laquelle il ne voit rien de ce qui le regarde. Il a des yeux pour ne point voir.
Ce travail d'écriture au sujet de ce film et des effets socio-médiatiques qu'il aura générés permet la mise en relief d'éléments de compréhension et d'interprétation que l'on ne retrouve dans aucune autre des nombreuses analyses de ce long-métrage. Après la lecture de ce texte il est difficile de contredire que ce qui soutient idéologiquement ce film, et explique en grande partie son succès, est le féminisme contemporain caractérisé par une hainamoration envers les figures virile et paternelle. Cette hainamoration se spécifie par une haine qui pousse à détruire et humilier l'homme et le père parce que, précisément, ils sont enviés pour le pouvoir qu'ils sont supposés incarner et posséder. Si l'un des effets d'une psychanalyse pour une femme est le déplacement de son amour du phallus vers le porteur de celui-ci, il est certain que le féminisme contemporain et la psychanalyse sont sur des chemins diamétralement opposés. Le féminisme hégémonique participe aussi du déclin de la figure paternelle et de son imago, ce qui est l'inactuelle hypothèse lacanienne, notamment chez les hommes qui trouvent bien souvent dans cette idéologie un refuge qui les protège de faire homme, soit de se positionner en tant que porteur de la parole et de ses incontrôlables effets. De façon générale, les diverses productions artistiques contemporaines sont autant de manifestes du dévoiement de la parole sur laquelle l'Homme ne doit plus pouvoir compter pour s'orienter dans l'existence. Le fait, qui passe inaperçu, que dans le couple que forment Samuel et Sandra aucun n'y parle sa langue (au profit de l'anglais) est indicatif de cette chute de la parole. Et si dans ce film la vérité n'a pas lieu c'est précisément parce que le père n'a pas voix au chapitre. Au final, le dessein affiché des féministes contemporaines est de faire des femmes des hommes comme les autres en s'acharnant sur la dépouille du patriarcat comme pour mieux éviter d'avoir à adresser leur malaise d'être femme à celle qu'elles perçoivent pourtant comme l'inavouable responsable : leur mère. Ce qui est l'inactuelle hypothèse freudienne.
《 Enfin, les femmes qui disent "les hommes " et les hommes qui disent "les femmes ", généralement pour s’en plaindre dans un groupe comme de l’autre, m’inspirent un immense ennui, comme tous ceux qui ânonnent toutes les formules conventionnelles. Il y a des vertus spécifiquement "féminines" que les féministes font mine de dédaigner, ce qui ne signifie pas d’ailleurs qu’elles aient été jamais l’apanage de toutes les femmes : la douceur, la bonté, la finesse, la délicatesse, vertus si importantes qu’un homme qui n’en possèderait pas au moins une petite part serait une brute et non un homme. Il y a des vertus dites masculines, ce qui ne signifie pas plus que tous les hommes les possèdent : le courage, l’endurance, l’énergie physique, la maîtrise de soi, et la femme qui n’en détient pas au moins une partie n’est qu’un chiffon, pour ne pas dire une chiffe. J’aimerai que ces vertus complémentaires servent également au bien de tous. Mais supprimer les différences qui existent entre les sexes, si variables et si fluides que ces différences sociales et psychologiques puissent être, me paraît déplorable, comme tout ce qui pousse le genre humain, de notre temps, vers une morne uniformité.
— N’avez-vous jamais souffert d’être une femme ?
Pas le moins du monde, et je n’ai pas plus désiré être homme qu’étant homme je n’aurais désiré être femme. Qu’aurais-je d’ailleurs gagné à être homme, sauf le privilège de participer d’un peu plus près à quelques guerres ? Il est vrai que l’avenir, maintenant, semble promettre aussi aux femmes ce genre de promotion. 》Marguerite Yourcenar — 《 Les Yeux Ouverts 》, entretiens avec Matthieu Galey (1980)